Critiques ciné et autres.
14 Mars 2006
La leçon de piano est le troisième film deJane Campion. Après les plus décalés Sweetie (1989) et Un ange à ma table (1990), elle offre un film classique et romantique en 1993. Au départ, avec un budget assez restreint de 7 millions de dollars, elle ne pensait pas connaître un tel succès et rencontrer un public aussi large. Finalement, La leçon de piano est devenu un film de référence. Elle obtient la Palme d'Or en 1993, ex aequo avec Adieu ma concubine, devenant ainsi la première femme à obtenir ce trophée. Quelques mois plus tard, le film est nommé dans 9 catégories aux Oscars et repart avec celui de la meilleure actrice dans un second rôle pour la jeune Anna Paquin, celui de la meilleure actrice pour Holly Hunter et celui du meilleur scénario pour Jane Campion.
En 1852, en Nouvelle-Zélande, Ada, devenue muette de jour au lendemain, n'a que deux passions : sa fille de neuf ans et le piano. Elle est remariée par son père à un homme qu'elle ne connaît pas et qu'elle s'apprête à suivre au fin fond du "bush", terre marécageuse et totalement retirée du monde. Le nouveau mari accepte de transporter tous les meubles d'Ada à l'exception de son piano, qui échoue chez un voisin illettré. Ne pouvant supporter cette perte et prête à tout pour récupérer son instrument, Ada accepte le marché que lui propose ce mystérieux voisin : regagner son piano touche par touche en se soumettant à ses fantasmes.
La réalisatrice explique que l'idée du film lui est venue, avant même quelle fasse les deux premiers, lors d'un rêve. Elle est sur une planche dans la boue, regardant droit devant elle, concentrée pour avancer et se rend compte que rien ne se passe. Un homme passe et lui demande si ça va. Elle explique sa situation, il lui répond que c'est normal puisqu'elle n'a pas de roues, donc elle ne peut pas avancer, et lui installe des roues. Elle a donc maintenant une voiture, elle regarde droit devant elle pour avancer, mais là encore rien ne se passe. Un homme passe et lui demande si ça va. Elle lui explique sa situation et il lui répond qu'une voiture ne peut avancer sans un cheval. Il atèle donc un cheval à la voiture. Et là, à sa grande surprise, elle s'aperçoit avec joie qu'elle avance! La morale de cette histoire est, pour Jane Campion, que pour faire ce film, elle a eu besoin d'aide et surtout d'un mystérieux sentiment d'avoir un but, une foi insensée. Sentiment que l'on retrouve chez Ada dans son envie de récupérer son piano. Cette femme frêle est prête à tout affronter pour reprendre ce qu'elle a de plus cher au monde, avec sa fille.
Les conditions de vie en Nouvelle-Zélande au XIXème siècle sont très difficiles. Des "bushes" sont crées, sorte de petits endroits aménagés pour s'installer, mais la pluie, la boue, les marécages rendent la vie quasiment impossible, en tout cas très, très difficile.
Le film a été tourné en Nouvelle Zélande pour les scènes d'extérieur, et la réalisatrice confie qu'elle attachait une grande importance au côté boueux, sombre, glauque des paysages pour cette histoire gothique et romantique. On ressent dans l'histoire comme dans les images l'influence de la littérature du XIXème siècle, celle des sœurs Brontë. Jane Campion avoue avoir beaucoup lu Les Hauts de Hurlevent.
Le choix des acteurs a été un travail difficile pour Jane Campion, car elle avait une idée précise des personnages. Pour les personnages masculins, il y a le mari, l'Anglais typique de l'époque, coincé, installé dans un colonie et le "voisin", qui pour la réalisatrice doit représenter une sorte d'idéal masculin, l'homme mythique. Quant au personnage d'Ada, la cinéaste voyait une grande femme, mais finalement fut conquise par Holly Hunter (1m58), par son regard, sa présence et le fait qu'elle est aussi une merveilleuse pianiste. Pour des raisons en grande partie commerciales, le choix s'est donc porté sur des acteurs connus, Sam Neill (Jurassic Park) pour le mari et Harvey Keitel pour le mystérieux voisin. Le mutisme d'Ada est un choix de la réalisatrice pour faire exprimer au personnage son mépris pour sa culture et la société dans laquelle elle vit. C'est une rébellion, une volonté de s'exclure. Elle ne communique qu'avec sa fille (par les signes) et avec son piano. C'est le point féministe du film, selon Jane Campion. Le mari ne comprend pas qu'il doit comprendre les désirs de sa femme. Il est égoïste et croit qu'avec le temps, elle finira par l'aimer. Quand il lui coupe un doigt (drame du pianiste) pour la punir de lui avoir désobéi, c'est clairement un acte de domination sexuelle envers sa femme qui se refuse à lui. Car dans La leçon de piano, on assiste à l'éveil sexuel des personnages. Celui d'Ada qui découvre finalement le consentement absolu avec Baines (le voisin), l'éveil sexuel de ce dernier également car il vit seul dans le bush, c'est un sauvage illettré et sans éducation qui pourtant se révèle être le seul à pouvoir émouvoir et toucher Ada. Eveil sexuel également de la petite fille quand elle aperçoit sa mère dans les bras de Baines. Les personnages d'Ada et Baines sont construits sur un jeu d'oppositions. Ada est féminine, délicate, très "civilisée" et pourtant déterminée et prête à tout pour son piano, alors que Baines représente le côté animal, un peu rustre, brutal mais pourtant sensible. Il y a de manière évidente une grande force sensuelle, voire érotique dans La leçon de piano. Tout est montré avec finesse et subtilité, suggéré. Les caresses dans le cou, le toucher d'un bras, les mains qui se cherchent, se fuient, s'effleurent. Une très belle scène montre Baines, nu, caressant le piano avec sa chemise, seul moyen que cet homme ait de faire l'amour avec une femme encore inaccessible. Il frôle et hume le piano. La délicatesse infinie qui se dégage de cet homme rustre et brutal rend cette scène bouleversante. Quand Baines rend son piano à Ada car il l'aime et ne supporte plus de la voir se prostituer pour cet instrument, elle finit par se rendre compte qu'elle aime Baines, elle s'abandonne totalement à lui et ils connaissent enfin la passion. Le mutisme d'Ada rend cet amour encore plus pur. Pas besoin de mots, les regards, les corps suffisent… La leçon de piano est donc un chef d'œuvre de romantisme, où le désir prend le pas sur le sexe à proprement parler. A la fois un hymne au désir et à la musique. Mais dans l'art, tout n'est-il pas question de désir?...