Critiques ciné et autres.
14 Avril 2006
Il s'agit du dernier film de Stanley Kubrick, mort le 7 mars 1999, quelques jours après la fin du montage.
Bill Harford (Tom Cruise) et sa femme Alice (Nicole Kidman) mènent la vie banale d'un jeune couple new-yorkais. Lorsque Alice révèle à son mari ses fantasmes adultères, Bill, dévoré par cette troublante confession, cède à la jalousie et au jeu de la tentation. Il entame alors un périple nocturne où ses obsessions le mènent en des lieux étranges et mystérieux…
Le film s'ouvre sur le couple Harford en train de se préparer pour assister à la soirée mondaine de fin d'année de Victor Ziegler (Sydney Pollack). Au cours de cette soirée, Alice va se faire draguer par un riche hongrois qui lui propose d'aller faire un tour à l'étage tandis que Bill est abordé par deux mannequins qui lui proposent d'aller "au bout de l'arc-en-ciel". Chacun résiste à la tentation. Après avoir retrouvé un ancien camarade de classe devenu pianiste, Nick Nightingale, Bill, médecin de son état, est appelé par Ziegler pour soigner une jeune femme terrassée par une overdose. De retour chez eux, excités par leurs rencontres respectives, ils font l'amour devant un miroir dans lequel Alice les observe avec des yeux inquiétants (photo sur l'affiche).
Le lendemain, c'est le retour à la routine : Bill se rend à son cabinet et Alice à son rôle de femme au foyer. Mais le soir, alors que les époux sont au lit en train de fumer un pétard, Alice se lance dans un raisonnement un peu vicieux sur la séduction et le désir. Enervée par son mari qui lui soutient ne pas ressentir d'attirance pour une autre, sans doute plus énervée par cette absence de désir que par une supposée mauvaise foi, elle lui avoue un fantasme érotique sur la personne d'un officier de marine. Dans cette scène capitale, Bill est frappé de stupeur. Il s'aperçoit que sa femme lui échappe, que celle qu'il croit connaître est une "autre" sur qui il n'a aucun contrôle. Elle lui raconte qu'elle était prête à tout quitter si l'officier lui avait demandé de le suivre, tout en précisant qu'elle n'est jamais passée à l'acte. On peut penser qu'elle invente cette histoire de toute pièce pour tester la jalousie de son mari. Car, en fin de compte, Bill n'est pas jaloux de l'officier, réel ou fictif, mais de la capacité érotique de sa femme à fantasmer et éprouver des désirs pour un autre que lui. Bill entame alors une errance nocturne dans Greenwich Village. Il est obsédé par l'image qu'il se fait de sa femme faisant l'amour avec l'officier. C'est le fil conducteur de cette errance.
Sur son chemin, il est abordé par une prostituée, Domino, mais en arrivant chez elle un coup de téléphone d'Alice l'oblige à partir. Il s'arrête alors au bar où travailler Nick Nightingale, son ami pianiste et découvre que ce dernier doit jouer du piano dans une mystérieuse fête privée où les invités doivent être déguisés et masqués. Bill se rend alors dans un magasin de location de costumes et découvre par hasard que le propriétaire prostitue sa fille encore mineure. Bill finit par entrer dans la propriété de campagne où a lieu la fameuse soirée privée, en réalité une orgie. Ne faisant pas partie de ce club d'initiés, et n'ayant pas sa place ici, il est très vite démasqué et comprend qu'il s'est engagé dans une histoire trouble et dangereuse. Une femme belle et mystérieuse, nue mais portant un masque comme les autres, intercède en sa faveur, offrant peut-être sa vie en échange. Bill rentre alors chez lui et sa femme lui raconte un cauchemar dans lequel elle s'est vue en train de faire l'amour avec de nombreux inconnus. Il est alors complètement perdu et se demande s'il rêve ou s'il s'agit bien de la réalité.
Le lendemain, Bill va refaire le chemin de son errance nocturne pour comprendre. Il part à la recherche de Nick, le pianiste, mais il découvre que ce dernier a quitté précipitamment New-York sans explication. De plus, il ne retrouve plus le masque loué pour la soirée. Il retourne à la propriété où on lui remet une lettre de menaces. Il va alors chez Domino, la prostituée qui l'avait abordé dans la rue mais apprend qu'elle a quitté son appartement dès qu'elle a appris sa séropositivité. Plus tard, il apprend par hasard la mort d'une femme et une fois à la morgue, il comprend qu'il s'agit de la mystérieuse salvatrice de la veille. Il aura la réponse à toutes ses questions lorsque Ziegler (l'homme qui donnait la soirée au début du film) lui révèlera qu'il est l'un des habitués les plus puissants et les plus riches de la propriété où se déroulent les orgies. La jeune femme morte est en fait une prostituée embauchée pour l'orgie. De retour chez lui, Bill trouve Alice endormie et, à côté d'elle, le masque qu'il avait perdu : il la réveille et lui raconte tout.
Le lendemain, les Harford se trouvent dans un grand magasin pour les achats de Noël et décident de l'avenir de leur mariage. Le mari promet d'être plus sincère et sa femme lui répond que la première chose à faire immédiatement est de "baiser". C'est sur ce verbe que s'achève le film.
Au fond, toute l'intrigue part de là : le désir qu'Alice a ressenti pour un autre. Comment un ordre aussi établi et tranquille que l'union Bill-Alice peut-il vaciller à ce point? Comment chacun des partenaires peut-il ressentir du désir pour un autre? Comme souvent chez Kubrick, le désir est l'instance en conflit avec la raison, la pulsion qui ouvre une brèche et introduit un dysfonctionnement dans le système.
Eyes Wide Shut est un film psychanalytique. Kubrick explore les tréfonds du couple Bill-Alice, jusque dans leur inconscient. De plus, le film est tout sauf réaliste. Les évènements présentés au spectateur sont toujours les perceptions subjectives de l'un des personnages, perceptions qui fonctionnent selon une logique onirique et non rationnelle ou concrète. Cet onirisme explique d'ailleurs les répétitions systématiques, les rêves et les fantasmes récurrents. Le film est construit comme une boucle. Tous les éléments apparaissent une première fois puis sont répétés, s'ouvrent et se referment. Comme je le disais tout à l'heure, le lendemain de l'orgie, Bill refait le chemin inverse pour essayer de comprendre. Un exemple. Quand au début du film, Bill sauve la vie de cette jeune femme qui a fait une overdose, il lui dit "you're a very very lucky girl" ; le journal qui lui apprendra la seconde overdose de la fille titre en première page "Lucky to be alive". Autre exemple. A la réception des Ziegler au début du film, les deux mannequins proposent à Bill de l'emmener "au bout de l'arc-en-ciel" ; le bar dans lequel Nick, l'ami pianiste, joue s'appelle le…"Rainbow" (arc-en-ciel, en anglais).
La présence récurrente de tableaux sur tous les murs renvoie à l'idée que Bill se trouve dans une galerie labyrinthique. Bill visite de nombreux lieux (bar, propriété de campagne, chez les Ziegler, l'appartement de Domino…) mais ne fait-il pas que visiter les salles d'une galerie d'art? Partout, les murs sont saturés de tableaux (abstraits à l'hôpital, impressionnistes chez Alice et Bill…). Qui plus est, Alice a été gérante d'une galerie d'art.
Le problème d'Eyes Wide Shut est de savoir si le film est tissé autour des fantasmes de Bill ou ceux d'Alice. Il n'y a pas de réponse unique à cette question.
Hypothèse du film tissé autour des fantasmes de Bill. Après que sa femme lui ait raconté l'anecdote de son désir pour l'officier, Bill pique une crise de jalousie. Torturé, il se tourne vers ses propres désirs extraconjugaux. Cette hypothèse place Bill comme le générateur de sa propre histoire et la "galerie d'art" comme reflet de la prison dans laquelle son mariage l'enferme. Partout où il va, il sent l'emprise de sa femme et se sent coupable. Il n'arrivera d'ailleurs jamais à commettre l'adultère. Bill semble incapable d'aboutir à la moindre chose avec les filles qui l'approchent. Coupable, il se fait subir à lui-même le rôle de l'asexué qu'il donnait aux femmes.
Hypothèse du film tissé autour des fantasmes d'Alice. Fâchée de voir son mari sous-estimer la sexualité féminine, énervée par son absence de jalousie, Alice l'entraîne dans le musée de ses perversions (Alice au pays des merveilles / Bill au pays des cauchemars). Je pencherais plus pour cette hypothèse car ce que l'on voit d'Alice dans le film rend cette approche pertinente. Elle est assise, fume, lit le journal ou prépare les paquets pour Noël. Par deux fois (répétition encore une fois), Bill rentre et Alice s'éveille (donc elle rêvait) et lorsqu'elle raconte ses rêves à son mari, ceux-ci correspondent à peu de choses près aux aventures de ce dernier. Bill ne serait alors qu'un acteur dans l'orgie mise en scène par Alice. Elle l'imagine jaloux de l'officier parce que c'est ce qu'elle voudrait qu'il soit.
Dans tous les cas, Kubrick emporte un sacré mystère dans sa tombe. Mais le charme du film vient aussi de toutes ces ambivalences…
...HB...