Critiques ciné et autres.
14 Décembre 2012
Porté par une critique enthousiaste et un prix au dernier Festival de Berlin, Tabou, le troisième film du portugais Miguel Gomes, est une expérience envoûtante et l'un des films les plus excitants de l'année.
Une vieille dame au fort tempérament, sa femme de ménage Cap-Verdienne et sa voisine dévouée à de bonnes causes partagent le même étage d’un immeuble à Lisbonne. Lorsque la première meurt, les deux autres prennent connaissance d’un épisode de son passé : une histoire d’amour et de crime dans une Afrique de film d’aventures.
Il faut de l'audace pour donner Tabou comme titre à son film, plus de 80 ans après l'ultime film de Murnau. Miguel Gomes multiplie d'ailleurs les références au maître du cinéma muet, jusqu'au nom du personnage principal, Aurora, hommage à L'aurore, le plus beau film du cinéaste allemand. L'actrice rappelle Gloria Swanson dans le mythique Sunset Boulevard de Billy Wilder alors que sa femme de ménage évoquerait plutôt les bonnes noires des mélos de Douglas Sirk. Dans un film en deux parties distinctes, Gomes fait fonctionner un pouvoir d'envoûtement immédiat dans un noir et blanc charbonneux et le choix d'un format du passé, le 4/3.
Tabou s'ouvre sur un court film exotique mettant en scène un explorateur blanc des années 20 dans la jungle africaine, façon premiers films coloniaux, qui ne se remet pas de la mort de sa bien-aimée et se donne la mort en se jetant dans la gueule d'un crocodile. Mais l'animal attrape alors la maladie mélancolique de l'homme, la fameuse saudade. Puis on est sur une femme dans une salle de cinéma. C'était un film dans le film. "Première partie : Paradis" nous annonce un carton. Cette femme, Pilar, la soixantaine généreuse, entièrement dévouée aux autres, est la voisine de Mme Aurora, vieille dame excentrique et misanthrope, qui perd un peu la boule et accuse sa dame de compagnie capverdienne de la maltraiter et de faire du vaudou. L'octogénaire demande à Pilar de prier pour elle car Dieu ne l'écouterait pas, elle a du sang sur les mains. A la mort d'Aurora, un vieil homme dévoile le mystérieux passé d'Aurora dans une colonie africaine. "Deuxième partie : Paradis perdu".
Dans cette seconde partie, Miguel Gomes fait le choix d'un film muet réinventé. Les dialogues sont muets mais il travaille les sons d'ambiance, la musique et une voix off (lui-même) qui raconte l'histoire d'Aurora pendant plus d'une heure. Tourné en pellicule 16mm, cette partie est fascinante d'inventivité, autant pour le traitement du son que pour les idées visuelles. Là où The Artist de Michel Hazanavicius singeait (avec un certain talent) le cinéma muet hollywoodien, Miguel Gomes le réinvente, sauce 2012, fort de plus d'un siècle d'histoire du cinéma. Si le fantôme de Murnau plane, on pense aussi à Sydney Pollack (Out of Africa), Douglas Sirk ou Jean Renoir. En ce sens, Gomes est un vrai postmoderne, mélangeant toutes les influences, y compris musicales, où les Ramones côtoient les Ronettes (sur Baby I love you).
Si le paradis est indissociable du paradis perdu, Miguel Gomes offre un film envoûtant, audacieux et cinéphile. Mais ce qui est merveilleux, c'est que le charme opère avec ou sans ces références, il s'agit d'une expérience unique en soi. Avec espièglerie, poésie et une certaine folie, Miguel Gomes réussit un tour de force : faire du neuf avec du vieux sans nous étouffer de ses références.
...HB...