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Un cinéphile dans la ville.

Critiques ciné et autres.

"Holy motors", un film de Leos Carax

 

Leos Carax a créé l'événement au dernier Festival de Cannes avec son cinquième long-métrage, Holy motors. Reparti bredouille, le film signe pourtant le retour d'un des cinéastes français les plus inspirés. Un chef-d'œuvre d'une poésie rare.

 

 

Affiche-Holy-motors.jpg


 

De l'aube à la nuit, quelques heures dans l'existence de Monsieur Oscar, un être qui voyage de vie en vie. Tour à tour grand patron, meurtrier, mendiante, créature monstrueuse, père de famille... M. Oscar semble jouer des rôles, plongeant en chacun tout entier - mais où sont les caméras ? Il est seul, uniquement accompagné de Céline, longue dame blonde aux commandes de l'immense machine qui le transporte dans Paris et autour. Tel un tueur consciencieux allant de gage en gage. À la poursuite de la beauté du geste. Du moteur de l'action. Des femmes et des fantômes de sa vie. Mais où est sa maison, sa famille, son repos ?

 

 

 

 


 

Après deux films ancrés dans le romantisme noir des années 80, un grand film malade et un retour en demi-teinte en fin de siècle, Leos Carax livre un cinquième long-métrage en 30 ans, Holy motors. Révélé par Boy meets girl en 1984, il réalise un film culte en 1986, Mauvais sang, avec Denis Lavant, Juliette Binoche et Michel Piccoli, et dont on retiendra une scène culte : le travelling latéral suivant Denis Lavant dans une course folle sur Modern love de David Bowie. Il entreprend alors le tournage de son troisième film, un projet grandiose, peut-être trop ambitieux, qui sera celui de tous les excès. Acteur blessé, incidents, tournage qui s'étale sur trois ans et qui épuisera trois producteurs, budget explosé (200 millions de francs à l'époque, un record), reconstruction titanesque du quartier du Pont-Neuf dans le sud de la France… Les amants du Pont-Neuf, film extraordinaire qui réunissait une seconde fois Binoche et Lavant, finira par sortir en 1991 et sera un échec commercial, reléguant son réalisateur au rang de pestiféré du cinéma français. Il mettra huit ans pour livrer Pola X, son quatrième film, et le seul sans Denis Lavant. Dans les années 2000, il réalise deux courts-métrages et c'est un moyen-métrage en 2008 qui lui remet le pied à l'étrier. Il participe au film collectif Tokyo ! en signant le segment Merde dans lequel il invente le personnage de Monsieur Merde, un personnage monstrueux qui vit dans les égouts et terrorise la population.

 

Holy motors est le film le plus marquant du Festival de Cannes 2012, même s'il a été injustement oublié du palmarès. C'est un pur objet de cinéma, qui s'interroge sur ce qu'il est, ce qu'il en reste, ce qu'il rend possible, mais aussi une réflexion sur les acteurs et la vie. Leos Carax fait de son film un objet universel, pouvant accueillir tous les fantasmes du spectateur. L'ouverture, somptueuse, nous offre des images d'un proto-cinéma, avant même les frères Lumière, des images de la chronophotographie d'Etienne-Jules Marey, avant que n'apparaisse au spectateur son reflet négatif : une salle de cinéma dont les spectateurs ont les yeux fermés. Le cinéaste lui-même apparaît, fantomatique et en pyjama, explorant une forêt en tapisserie qui débouche sur la fameuse salle de cinéma dans laquelle pénètrent aussi des animaux inquiétants. Le décor est mis en place : nous allons assister à un grand moment de cinéma. Et à un voyage dans la filmo de Carax.

 

Chez Carax, on est toujours en mouvement. Déjà dans Mauvais sang et Les amants du Pont-Neuf, les acteurs couraient. Ici encore, Denis Lavant ne s'économise pas. Il endosse onze costumes, il court, il danse, il se bat… Monsieur Oscar traverse Paris dans une limousine blanche immense, décidément cinégénique cette année, juste après Cosmopolis de David Cronenberg. A ce sujet, Carax déclare : "Ces limousines extra longues sont bien de notre époque, avec leur faux luxe ; pathétiques mais touchantes. Elles sont belles, étincelantes vues de l'extérieur, mais terriblement étouffantes à l'intérieur. Elles sont à mi-chemin entre deux mondes : celui qui se meurt, avec ses grandes machines visibles, motorisées, polluantes, et celui qui s'ébauche, poche virtuelle éthérée dans laquelle on flotte déjà, hyper protégés par des écrans vitreux." Au volant, Céline est une sorte d'ange-gardien. C'est Edith Scob, sublime icône du cinéma français, révélée par Franju dont le chef-d'œuvre Les yeux sans visage est évoqué à la fin par le fameux masque qu'elle revêt. Dans cette limousine, Monsieur Oscar se transforme en différents personnages au fil de rendez-vous qui rythment sa journée. Businessman, mendiante roumaine (héritée de Pola X), père de famille, tueur, Monsieur Merde (son personnage dans le segment de Tokyo !), acteur en motion-capture, vieillard moribond…

 

Carax passe en revue toute une vie, ou une galerie de rôles. Mais ce sont des rôles d'un genre nouveau. Il n'y a plus de caméra, ou on ne les voit plus, comme le déplore Monsieur Oscar lors d'une confession à l'homme à la tache de vin (Michel Piccoli, émouvant). Denis Lavant reste le double de Carax dont on connaît la haine pour le numérique même si l'économie de son film l'a obligé à utiliser ce format qu'il méprise. Mais Monsieur Oscar ajoute : "Je continue comme j'ai commencé. Pour la beauté du geste" avant que le vieux sage ne conclut : "La beauté ? On dit qu'elle est dans l'œil de celui qui regarde. Alors si personne ne regarde plus…"

 

Le corps à corps en motion-capture est d'une sensualité troublante ; Denis Lavant exécute une chorégraphie hallucinante et virtuose. Eva Mendes incarne un mannequin kidnappé au Père Lachaise (où les pierres tombales sont couvertes de publicités gravées dans le marbre) par Monsieur Merde qui l'emmène dans une grotte pour finalement retrouver son humanité. Un entracte propose une séquence musicale dans laquelle on aperçoit Bertrand Cantat jouant de l'harmonica au détour d'un plan. L'inventivité de Carax est sans limite. Dans le segment le plus nostalgique du film, Monsieur Oscar retrouve une actrice qu'il a connue vingt ans plus tôt. Il la rencontre devant la Samaritaine et le Pont-Neuf. C'est à son film culte que Carax se réfère, à sa douloureuse expérience. "Il nous reste 20 minutes pour rattraper 20 ans" déclare Jean, l'actrice, incarnée par Kylie Minogue dans un look fiévreusement Jean Seberg… Les anciens amants se rappellent le passé dans la Samaritaine déserte, bientôt hôtel de luxe. Kylie Minogue chante une bouleversante ballade mélancolique avant de sceller son destin.

 

Le film se referme sur une cocasse conversation entre limousines, déplorant l'état du monde (du cinéma ?) d'aujourd'hui. Au milieu du film, le père de famille assène à sa fille qui lui a menti (pour lui cacher qu'elle ne parvient pas à se faire des amis) : "Ta punition, c'est d'être toi, et de devoir vivre avec ça". On ne peut s'empêcher de penser à Leos Carax, à sa difficulté pour communiquer et son côté sombre, représenté par Monsieur Merde, qu'il surnomme "mon immonde". Diamant à entrées multiples, Holy motors est un rêve, un voyage, une allégorie du cinéma et de son pouvoir d'illusion, la métaphore de l'interchangeabilité de nos vies. Un grand chef-d'œuvre qui manquait au cinéma français.

 

 

...HB...

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